Chaque jour, une nouvelle course d’obstacle commence avec la dépression. Où elle comme moi déplaçons des barrières, construisons des digues, ajoutons des chausses-trappes sur le trajet de l’autre, pour gagner quelques mètres sur le chemin qui mène au sommeil.
Insidieuse, elle peuple mes nuits de cauchemars. Je réplique en tissant des liens avec tout ce qui vit, ce qui câline, ce qui réconforte, ce qui ronronne, ce qui pépie, ce qui sourit, ce qui apaise, ce qui stimule, ce qui émeut. Fragiles fils de soie ou solides cordes à nœuds pour m’élever un peu.
Elle me cloue sur une chaise, déverse des informations ad nauseam dans mon cerveau. Au prix d’un immense effort, je crée, tout ce que je peux. Je fabrique des fragments de beau, de poésie pour en emplir de petits bouts de monde.
Je prends un peu d’avance en arpentant le jardin, mangeant les fruits sur place, cuisinant la fraîcheur en délices. Sans prévenir, la voilà qui m’envoie la mort en souvenirs. Des salves de douleur, de panique, et pour finir, le gouffre.
J’accuse le coup, débranche volontairement mon cerveau pour laisser passer la tempête. Elle ne me laisse pas de répit et accumule charge sur charge sur mon mental. Entremêlant l’urgent, l’important, l’inutile, l’agaçant, elle me laisse dans un océan-magma de découragement. Je m’enfonce, au bord de la noyade.
J’appelle à l’aide, j’attrape les mains tendues. Puis je retrousse mes manches et j’avance, petit projet par petit projet. Elle ne s’avoue pas vaincue, elle embrouille mes idées, voile mes souvenirs, dérobe toute notion du temps. La suivant sur son terrain, j’invoque sans relâche un sourire, une main sur moi, un regard empli d’amour.
Pour ne jamais la laisser gagner la bataille de la mémoire, j’écris, je note, je transcris tout ce que je peux. Les souvenirs, les sensations, les sentiments jusqu’aux plus fugaces. Les listes de minuscules accomplissements érigés en barricades contre l’oubli dévorant et ce présent vide de sens qui s’étire à l’infini.
Revancharde, elle pointe avec cruauté toutes les nouvelles premières fois que je vis, toutes celles qui me restent encore à vivre. Elle déploie sous mes yeux l’intolérable vie future qui m’attend sans mon amoureux, et tous les futurs qui sont partis avec lui. Telle le petit Poucet, je sème symbole sur symbole pour jalonner cette route, la rendre plus acceptable puisqu’il faudra bien que je l’emprunte ou que j’en meure.
Quand je la sens trop forte, sur le point de me submerger, je me condense, me roule en boule en moi-même, sans trop savoir si elle gagne ou si je résiste encore. J’essaie de rester intacte, incandescente pour passer la nuit, me rallumer au matin.
Et démarrer une nouvelle course.